Armes chimiques en Syrie : pour l’opinion publique, la ligne rouge n’en est pas une.

Suzanne Ter-MinassianResponsable de la recherche politique et sociale
mai 21, 2013, 2:55 PM GMT+0

Alors que pas un jour ne passe sans que des récits d’atrocités commises en Syrie ne viennent alimenter les nouvelles, le soutien à une éventuelle implication de la France dans le conflit n’évolue pas.

A deux reprises, YouGov France a effectué un sondage représentatif sur le soutien à une intervention de la France au côté des opposants à Assad en Syrie. Deux questions similaires ont été posées, à deux mois d’écart. La première question, posée en mars, détaille les formes d’intervention approuvées par les Français. La seconde question, posée en mai revient sur les mêmes scénarios, ‘en cas d’utilisation d’armes chimiques’. A deux mois d’écart, et alors que la question porte sur une situation plus grave, les résultats sont d’une remarquable stabilité.

La première question a été posée à la veille de la proposition franco-anglaise d’armer les rebelles. Le second sondage a été effectué au début du mois de mai, alors que les soupçons sur l’utilisation d’armes chimiques en Syrie se sont faits de plus en plus forts, mais avant l’attentat en Turquie.

Armes chimiques ou pas, les Français se positionnent en faveur d’un soutien à la population syrienne (fourniture de matériel humanitaire, ou de matériel de défense) mais excluent toute fourniture de matériel militaire.

TOTAL(% approuve)LO, NPA, PG et PCF(% approuve)PS, EE-LV(% approuve)Modem, UDI(% approuve)UMP(% approuve)FN(% approuve)

Envoyer des vivres, des médicaments et autres produits de première nécessité aux populations civiles en Syrie

69%

77%

80%

91%

69%

49%

Envoyer aux opposants au régime de Bassar El Assad des équipements de protection – comme des gilets pare-balles et des casques.

52%

52%

65%

70%

50%

35%

Envoyer des équipements militaires de défense, comme des missiles anti-aériens, aux opposants au régime de Bassar El Assad

29%

28%

42%

31%

30%

22%

Envoyer aux opposants au régime de Bassar El Assad des armes légères – comme des pistolets

28%

28%

38%

39%

27%

22%

Envoyer aux opposants au régime de Bassar El Assad des équipements militaires comme de l’artillerie lourde ou des tanks

24

24

35

31

20

18

Envoyer des militaires français se battre aux cotés des opposants au régime de Bassar El Assad

17

17

23

21

16

17

Des différences légères apparaissent entre électorats: sur le soutien humanitaire, et le matériel de défense, les sympathisants frontistes se révèlent fidèles à la ligne de leur parti, qui refuse toute forme d’intervention en Syrie, et a un positionnement anti-insurgés.

Si la Gauche se révèle généralement plus favorable aux formes d’intervention testées, le soutien reste minoritaire pour toutes les formes d’intervention proprement militaires (fourniture d’armes légères, lourdes etc…), et ce, quelles que soient les proximités partisanes (entre un sur trois et un sur quatre en fonction du type de fournitures militaires).

La nature du soutien accordé aux insurgés reflète la façon dont est envisagé le conflit dans l’opinion publique française : il s’agit d’un problème d’ordre principalement humanitaire. Le conflit a cristallisé dans l’opinion publique autour d’images fortes. En outre, le manque de lisibilité de l’opposition a laissé le champ à une structuration du conflit en termes d’images. C’est ce qui explique le très fort soutien à l’aide humanitaire. En revanche, les revendications politiques sont mal passées dans l’opinion publique, ce qui explique le refus de s’engager plus loin que l’humanitaire.

Dans ces conditions, la condamnation des exactions commises par le régime de Bassar El Assad n’équivaut pas à un soutien politique, ni, a fortiori un blanc-seing accordé à l’opposition.

C’est cette conceptualisation du conflit en Syrie qui explique la constance de l’opinion face aux changements de situation.

Concernant le conflit en Syrie, voici une liste de choses que la France pourrait envisager de faire. Soutiendriez-vous, ou vous opposeriez-vous à chacune des actions suivantes ?18-20 Mars(% favorable)Dans le cas où des armes chimiques étaient utilisées par Bachar El Assad contre ses opposants, en Syrie, voici une liste de choses que la France pourrait envisager de faire. Soutiendriez-vous, ou vous opposeriez-vous à chacune des actions suivantes ?3-7 mai(% favorable)

Envoyer des vivres, des médicaments et autres produits de première nécessité aux populations civiles en Syrie

71%

69%

Envoyer aux opposants au régime de Bassar El Assad des équipements de protection – comme des gilets pare-balles et des casques.

52%

52%

Envoyer des équipements militaires de défense, comme des missiles anti-aériens, aux opposants au régime de Bassar El Assad

31%

29%

Envoyer aux opposants au régime de Bassar El Assad des armes légères – comme des pistolets

29%

28%

Envoyer aux opposants au régime de Bassar El Assad des équipements militaires comme de l’artillerie lourde ou des tanks

25%

24%

Envoyer des militaires français se battre aux cotés des opposants au régime de Bassar El Assad

16%

17%

La stabilité des résultats est d’autant plus significative que la formulation de la seconde question fait explicitement référence à l’utilisation d’armes chimiques. La décomposition des réponses par proximité partisane, genre et âge ne révèle aucune évolution significative, non plus.

Plusieurs explications possibles : la ligne rouge a déjà été franchie. Difficile à écrire sans avoir l’air complètement cynique, mais le seuil de compassion, le ‘palier humanitaire’ a été atteint de toutes façons, et l’utilisation d’armes chimiques ne change, au fond, pas grand-chose.

Mais de manière plus importante encore, c’est le brouillage de la narration qui joue. Tant la perspective d’une régionalisation du conflit – de plus en plus perceptible - que la dégradation de l’image des insurgés syriens ont eu un impact sur l’opinion publique, contrebalançant l’utilisation d’armes chimiques. Les deux mois qui ont séparé les deux sondages ont été marqués par l’implication accrue d’acteurs régionaux, comme la Turquie, Israël et le Hezbollah. La mauvaise compréhension des enjeux, est encore renforcée par l’impression que le conflit peut évoluer de façon non prévue, et donc rend l’opinion publique rétive à toute implication.

Enfin, et surtout, c’est la dégradation de l’image des rebelles qui explique le non franchissement de la ligne rouge. La notion de ligne rouge, qui suppose une vision binaire du conflit (on est d’un côté ou de l’autre de la ligne), est difficilement opératoire dans ces conditions.